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« Nous sommes en train de manger le poisson de nos petits-enfants »

A Jijel, le parc national de Taza, ses partenaires ainsi que les professionnels de la pêche souhaitent la création d’une aire marine protégée afin de préserver un écosystème marin mis à rude épreuve.

Alors que la douceur des fins d’après-midi d’été enveloppe le petit port de pêche Ziama Mansouriah, où les derniers marins sur le quai remaillent leurs filets et déchargent leur embarcation, pressés de finir une longue et épuisante journée de travail, Abdelhamid Soussi, un patron pêcheur qui emploie quatre hommes, ne cache pas sa frustration. « On voudrait commencer l’activité au plus vite », souffle le propriétaire de l’Al Quds, un des porteurs du projet de pescatourisme en Algérie.

La mise en oeuvre effective de cette nouvelle activité suit lentement son cours depuis 2016, date à laquelle ils pensaient avoir fait le plus dur en obtenant, en seulement quatre mois, son encadrement juridique. « C’est un record !  », glisse avec l’œil qui frise Lylia Wassila Bedouhene, directrice du parc national de Taza, à l’initiative du projet.

A ses côtés, Salim Birem, chef de projet, désigne du regard une pile de bouées de sauvetage et tout autre sorte d’équipements : « Nous sommes prêts pour accompagner le démarrage de l’activité. On a également préparé des affiches et des panneaux de signalisation pour communiquer auprès du public ».

© Youcef Krache
Le petit port de pêche de Ziama Mansouriah

Apparu sur la rive nord de la Méditerranée, le pescatourisme consiste pour des pêcheurs professionnels, soumis à une réglementation nationale, d’accueillir à bord de leur bateau un certain nombre de passagers, à la découverte de leur métier et plus largement de l’univers marin. « Ce n’est pas une simple balade en mer mais une réelle sortie de pêche, prévient Salim. C’est la possibilité de valoriser ce métier et de tirer un revenu d’appoint ».

Un complément de salaire qui n’est pas négligeable pour une profession en proie à une grande précarité. « Beaucoup n’arrivent plus à joindre les deux bouts. Il y a des patrons qui n’ont pas les moyens de payer l’assurance de leurs marins. Certains sont carrément tenter de vendre leur bateau », déplore Abdelhamid Soussi.

© Youcef Krache
« Si on ne prend pas de mesures pour préserver l’écosystème, on va se retrouver avec des centaines de chômeurs », avertit Baha Hamou.

A l’origine de cette situation, la diminution du nombre de poissons. Depuis 2005, les pêcheurs de Jijel observent l’épuisement alarmant des ressources halieutiques décimées par la surpêche, problème propre à la Méditerranée dans son ensemble. Au moins une dizaine d’espèces est en voie d’extinction en Méditerranée, selon le Comité national de la pêche. Parmi elles, le mérou, l’ange de mer, le chien de mer, la sèche ou encore le poulpe. « On a atteint un stade où une nouvelle génération de pêcheurs et de poissonniers ne sait pas à quoi ressemblent des sardines et les confondent avec une latcha ou une tchidelle », s’inquiète Baha Hamou, président de la Chambre de la pêche de Jijel. Avant de lancer un cri de détresse : « Nous sommes en train de manger le poisson de nos petits-enfants ! »

Même son de cloche du côté de la communauté bourgeonnante de plongeurs de la côte jijilienne. « Il y a encore quelques années on pouvait facilement voir trois types d’étoiles de mer et des nacres, aujourd’hui on n’en croise plus », constate tristement Najib Benayad, cofondateur du club de plongée Barracuda et participant au Concours de la photographie sous-marine et du film court-métrage, un événement international organisé par le parc national de Taza, en partenariat avec le Fond Mondial pour la Nature (WWF), afin notamment de constituer et d’enrichir la banque de données sur les fonds marins de Taza. Pour la septième édition, 23 binômes de plongeurs se sont prêtés dont une équipe venue spécialement de Tunisie.
 

© Youcef Krache
7th submarine photo contest in Jijel (Taza NP, Algeria)

Entre la baisse du stock halieutique et l’augmentation du prix du fuel, la pêche ne sera bientôt plus une activité rentable pour les 1 800 professionnels de la région de Jijel qui vivent des générosités de la mer Méditerranée. Et ce nombre pourrait rapidement être divisé par deux. « Si on ne prend pas de mesures pour préserver l’écosystème, on va se retrouver avec des centaines de chômeurs », avertit Baha Hamou.

Des familles de pêcheurs sont déjà en train de tourner le dos à la mer. Kader, un marin biberonné à la pêche comme son père avant lui, en fait partie. Arrivé à hauteur de l’îlot Andreu, caressé par les vagues, il coupe le moteur, grille une cigarette et fulmine : « J’encourage mes deux enfants à être bon à l’école car il n’y a pas d’avenir pour eux dans ce métier ».

Alors que faire ? Au parc national de Taza, on insiste sur la nécessité d’accélérer la procédure de classement de la zone marine adjacente en aire marine protégée (AMP).

© Youcef Krache
2 participantes au concours de photo sous-marine organisé par le parc c national de Taza, en partenariat avec le WWF

Ce projet, approuvé par les différentes parties prenantes, dont les riverains, les pêcheurs, les scientifiques et les collectivités locales et élaboré avec le soutien du WWF permettra l’amélioration de la conservation de la biodiversité marine et le repeuplement des fonds marins tout en garantissant un développement économique durable. Comment ? En contrôlant les activités menées sur une parcelle de mer délimitée. L’AMP de Taza, qui occupe de 9 603 hectares, s’étendra du Grand Phare à Ziama Mansouriah et sera divisée en trois zones distinctes. « Un zone intégrale, qui comprend la région dite Salamandre et le Banc des Kabyles, surnommés dans le milieu « le réservoir de Jijel », destinée exclusivement aux recherches scientifiques ; une zone tampon où les activités de pêche et de loisirs seront réglementées; et enfin une zone périphérique où toutes les activités seront tolérées », explique Lylia Wassila Bedouhene. Des projets similaires sont en cours à Béjaïa et El Kala. « Les aires marines protégées sont un outil essentiel pour protéger une zone poissonneuse et les espèces menacées tout en pérennisant des emplois, à travers le pescatourisme par exemple », assure la directrice du parc national de Taza.

Il faut dire que les aires marines protégées, qui devraient couvrir 10% de la Méditerranée d’ici 2020 suivant les engagements pris par les pays du pourtour, a déjà fait ses preuves. « En Corse, ils ont obtenu des résultats très satisfaisants en très peu de temps », souligne Baha Hamou.

Toujours sur le quai du port de Ziama Mansouria, Abdelhamid Soussi va plus loin. « L’aire marine protégée contribue aussi à faire changer les mentalités. Sur l’île de l’Asinara, au large de Sardaigne, j’ai rencontré des marins qui sont devenus les premiers protecteurs des richesses de la mer », se réjouit-il.
 

© Youcef Krache
Série de grands panneaux explicatifs venant ponctuer le sentier sous-marin mis en place par le parc de Taza: une balade subaquatique et pédagogique balisée. Le premier de ce genre au Maghreb.

Problème: le dossier de demande de classement de l’AMP de Taza, comme celui de bon nombre d’AMP en Méditerranée, est toujours en cours d’aboutissement. Le président de la Chambre de la pêche avertit : « Plus on attend et plus une zone poissonneuse est dépeuplée, plus elle prendra du temps pour se reconstituer ».